C'est à la Bibliothèque du Musée de l'Homme que j'ai
connu Paule Obadia-Baudesson en 1958. Je venais d'y arriver en tant que
bibliothécaire chargé de classer la collection du docteur
Paul Rivet, fondateur de cette institution. Ce fonds, surtout américaniste,
est très riche et possède une grande quantité de livres
sur le Mexique ancien, dont des reproductions de Codices. Paule Obadia s'intéressait
particulièrement à ces manuscrits pictographiques et s'est
adressée à moi pour avoir des renseignements sur les documents
indigènes en cours de classement. Ce fut le début d'une amitié
et d'une collaboration qui durèrent plus de vingt ans, jusqu'à
la fin de sa vie.
A Paris, il n'existait à l'époque qu'un seul cours sur le
Mexique, à l'Ecole Pratique des Hautes Études. Le professeur
Guy Stresser-Péan nous initiait aux fêtes aztèques dans
une vétuste salle de la vieille Sorbonne. « Doña Paula
», comme je l'appelais plus tard, s'est inscrite dans ce séminaire,
puis dans tous ceux sur l'Amérique que je suivais. Nous avons fréquenté
les cours et séminaires des grandes figures de l'Américanisme
français tels Roger Bastide, Alfred Métraux, Jean-Pierre Berthe,
Claude Lévi-Strauss et ceux d'André Leroi-Gourhan (que j'avais
choisi comme modèle et maître).
Doña Paula ne se contentait pas seulement d'aller aux cours elle
lisait tout ce qui avait un rapport, même indirect, avec les anciennes
cultures méso-américaines. En dehors des salles, nous discutions
et faisions des commentaires sur chaque livre, sur chaque auteur. Nous essayions
de comprendre et de mieux expliquer les réactions et les textes des
Européens: conquistadors et colons, chroniqueurs du XVIe siècle
qui parlaient des Indiens vaincus et de leur passé. Nous avions formé
ainsi un duo de travail qui, peu à peu, transforma le dialogue en
début de recherche. Doña Paula ne désirait aucun diplôme.
Son seul souci était celui de la connaissance. Elle ne limitait ni
son temps ni son effort, essayant d'acquérir le maximum de données,
conservées fidèlement grâce à sa remarquable
mémoire.
Puis les axes de nos recherches s'écartèrent. J'avais choisi
le chemin du déchiffrement de l'écriture aztèque/nahuatl
alors qu'elle s'intéressait plutôt à la religion préhispanique.
Aussi nous commençâmes nos travaux sur un manuscrit pictographique
réunissant des qualités communes à nos deux recherches:
le Codex Mexicanus 23-24 de la Bibliothèque Nationale de Paris.
A partir des pictographies du début (un calendrier chrétien
avec des survivances aztèques et le registre des fêtes des
deux religions) j'essayai de comprendre l'utilisation des signes de l'écriture
aztèque dans la transcription de noms propres imposée par
la nouvelle religion. Ce travail aboutit à la publication d'un article
où Doña Paula prit le soin de réaliser les illustrations
à partir de mes ébauches (1966).
Puis je continuai une recherche systématique sur ce genre de transcriptions,
réservant une grande importance aux pages de dessins qui illustrent
la méthode employée et qui servent en même temps de
dictionnaire de glyphes. Pour cela je fis encore appel à Doña
Paula qui, avec sa sensibilité et son habileté de peintre,
sut transformer mes brouillons en beaux dessins. Un autre article fut publié
alors, avec ce double aspect (1967).
Parallèlement Doña Paula se passionna pour un texte espagnol:
La Historia de los Mexicanos por sus Pinturas, qui contient sous une forme
très condensée l'histoire des Aztèques, depuis leurs
origines mythiques jusqu'à l'époque coloniale.
Ce document contient un nombre considérable de données sur
les divinités du très complexe panthéon aztèque.
Ses origines se trouvent sans doute dans toute une série de Codices
anciens que de savants Indiens rapportèrent pour aider un prêtre
catholique (futur auteur de l'Historia) à composer ses récits
en espagnol. Ce prêtre, ayant fini ses écrits, a dû livrer
ces « oeuvres du démon » à l'Inquisition, ou peut-être
les brûla-t-il lui-même dans un « autodafé »
personnel. Il fallait retrouver dans cette prose très dense et difficile
à lire les connaissances indigènes mal traduites par quelqu'un
qui ne comprenait pas trop les thèmes développés. L'auteur
mélangeait parfois arbitrairement des faits mythologiques qui lui
étaient lus, racontés ou expliqués. Il ne s'attardait
pas à relire et ne prenait pas non plus le temps de vérifier
et de corriger les termes en nahuatl, transcrits avec de nombreuses erreurs.
L'Historia... n'était-elle qu'un cahier de notes pour quelqu'un qui
préparait une oeuvre plus importante ? Personne ne le sait. Mais
ce qui chagrinait Doña Paula, c'était la perte de tous ces
manuscrits pictographiques, modèles de plusieurs Historias écrites
postérieurement par des moines espagnols, qui disparaissaient une
fois que l'on en avait extrait les connaissances. Nombreux furent les Codices
interdits ou brûlés après avoir servi de sources sûres,
et parmi eux sans doute, celui qui fut à l'origine de l'Historia
de los Mexicanos por sus Pinturas, titre évoquant bien ces Codices.
Révoltée à l'idée que ces peintures si belles
et si importantes avaient été détruites, Doña
Paula se proposa, en tant que peintre européen, la tâche inverse
de ce qui se faisait au XVIe siècle: partir, cette fois-ci, de ce
texte en caractères latins, et en s'inspirant de ses thèmes
et de ses faits, réaliser des illustrations, des peintures. Il ne
s'agissait pas de copier fidèlement, à partir des manuscrits
pictographiques religieux, des images représentant des divinités
aztèques. Le travail qu'elle s'était fixé était
de connaître à fond le contenu de cette petite encyclopédie
du passé mexicain pour s'en inspirer et obtenir une oeuvre de création,
ou de « recréation », disait-elle.
Le travail et l'étude de ce texte en espagnol l'ont amenée
à le traduire en français pour que d'autres puissent y avoir
accès. Elle a réalisé ce travail d'une façon
lente mais sûre, en se posant des questions multiples sur chaque mot,
sur chaque phrase, dans le souci de ne pas trahir le texte original et de
rendre accessible de la meilleure manière possible la pensée
des Aztèques, devenue encore plus hermétique par le texte
trop compact de l'Historia...
A mesure que la traduction avançait, elle dessinait, faisant des
«essais» de techniques, de formes et de couleurs sur divers supports.
Les illustrations définitives commencèrent à surgir.
Peu à peu, elle réunit un ensemble qui lui paraissait cohérent
et digne d'être conservé.
La traduction finie, elle y ajouta une copie du texte espagnol peint en
belles lettres latines rouges et noires (telles que les «tlacuilos»
traditionnels les auraient faites) sur de grandes feuilles aux mêmes
dimensions que les dessins encadrés. Le travail était très
avancé mais il manquait l'explication, le commentaire.
Dès le début, elle avait songé à une étude
exhaustive où chaque mot aurait été commenté,
et elle pensait me réserver cette partie puisque j'étais le
chercheur et qu'elle était l'artiste. Mais mon travail ne faisait
pas de moi un familier du panthéon mexicain. Il aurait fallu quelqu'un
qui aurait étudié toute sa vie la religion mexicaine et qui,
en fin de carrière, aurait eu le désir de faire le point sur
sa recherche en prenant comme base l'Historia.. C'est pourquoi, après
sa disparition, on n'a trouvé que des notes n'excédant pas
une trentaine de pages.
Dans sa recherche mexicaniste, Doña Paula a analysé systématiquement
le Codex Mexicanus 23-24, glyphe par glyphe, icône par icône.
L'exemplaire du Codex qu'elle utilisait dans son travail est resté
couvert de ses commentaires et de références annotés
dans les marges. Elle a laissé un nombre considérable de fiches
analytiques et des cahiers pleins de notes et de diagrammes sur les pictographies.
Elle me disait avoir trouvé dans les pages du Mexicanus 23-24 tous
les éléments de l'Historia... et pensait que les récits
pictographiques de ce Codex y correspondaient très fidèlement,
qu'on pouvait donc mettre en parallèle les deux documents et en faire
des comparaisons pour presque chaque élément.
L'oeuvre de Paule Obadia est une oeuvre de peintre éclairé,
savant, qui n'ose prendre ses pinceaux qu'après une longue étude.
Ces tableaux petits par le format (comme il se doit lorsqu'il s'agit d'illustrer
un ouvrage écrit) mais pleins de force, issus du plus profond de
la pensée mexicaine, sont l'aboutissement de la voie difficile qu'elle
s'est choisie. Ils montrent la connaissance que Doña Paula avait
du Mexique sans y être jamais allée. Les couleurs et les formes
nous plongent dans le monde des Aztèques bien qu'ils ne soient en
aucune manière une copie des manuscrits pictographiques anciens.
Certains glyphes apparaissant parfois, mais ne choquent pas l'oeil parce
qu'ils sont entièrement assimilés dans l'expression artistique
qui reste, elle, européenne.
Espérons que bientôt l'on pourra voir exposés ces tableaux
qui tout en étant de purs produits des techniques et des conventions
européennes, sont totalement différents de ceux d'autres artistes
de sa génération. Une exposition pourrait se dérouler
aussi bien dans un grand Salon comme celui de Comparaisons à Paris
que dans une salle du Musée d'Art Moderne de Mexico, ou encore à
la Bibliothèque Nationale de Paris, au Cabinet Oriental où
Doña Paula a passé tant d'heures, car les bases mêmes
de son travail, les Codices originaux, se trouvaient là. D'ailleurs,
cette oeuvre de peintre illustrateur d'un livre, manuscrit cette fois-ci,
peut être comparée à d'autres, exposées dans
ce lieu.
Dans le cadre de mes recherches sur les signes de l'écriture aztèque,
elle a illustré mes travaux concernant:
- le Codex Matricula de Huexotzingo le Codex Mendoza (Acatl-cerrizo, signo
de la escritura azteca..., 1987);
- le Manuscrit Tovar (La lecture de l'image aztèque, Cicsas, Mexico,
1986);
- et le futur Dictionnaire-Catalogue des glyphes aztèques.
Tout cela représente des dizaines de planches en noir et blanc, à
l'encre de Chine, publiées ou inédites.
De toutes ses activités, c'est le labeur et la production du peintre
mexicaniste qui me paraissent le plus admirables, méritant de servir
d'exemple à d'autres artistes, surtout mexicains. En effet, il est
à souhaiter qu'ils puissent acquérir des connaissances aussi
profondes de leur pays, comparables à celles de Doña Paula,
et que dans leur oeuvre l'assimilation de ces connaissances aux techniques
plastiques employées soit une synthèse aussi réussie
que celle de l'Historia... par Paule Obadia-Baudesson.
Joaquin GALARZA,
Docteur ès lettres,
Directeur de recherche au C.N.R.S.,
Musée de l'Homme-Paris,
Mars 1987. |